Les Irlandais défendent leur modèle 100 % pâturage
Les éleveurs irlandais bénéficient d’une dérogation à la directive nitrates. Après celui de 2022, ils craignent un nouveau tour de vis de l’Europe. Cela remettrait en cause leur système pâturant et surtout leur capacité de production laitière. Reportage.
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La baisse du prix du lait inquiète fortement les producteurs irlandais. Le numéro un laitier Tirlán descend sous les 350 €/1 000 l le prix de base des livraisons d’octobre. Le groupe coopératif continuerait en novembre (lire l’encadré à la fin de l'article).
La directive nitrates est leur autre motif majeur d’inquiétude avec la remise en cause par l’Europe de la dérogation dont ils bénéficient. Jusqu’en 2022, ils étaient autorisés à en épandre 250 kg. Majoritairement en prairies, le pays avait défendu auprès de la Commission européenne l’action anti-lessivage de l’azote par l’herbe. Elle s’est avérée insuffisante pour absorber la fertilisation chimique des producteurs, tentés d’avoir la main lourde pour doper leur ray-grass anglais très réactif à l’azote. À cela s’ajoute la pression animale grandissante depuis 2012 : l’Irlande a augmenté de 27 % son cheptel laitier tandis que le nombre d’exploitations est resté quasi identique (voir ci-dessous).
Le revers de la médaille est une difficile maîtrise des déjections puisque son système est basé sur le pâturage.
En 2022, Bruxelles donne donc un tour de vis, en abaissant le plafond à 220 kg d’azote organique sur les deux tiers du territoire irlandais. Cela jusqu’au 31 décembre 2025. Les Irlandais sont aujourd’hui suspendus au renouvellement des 220 kg, la Commission devant rendre sa décision d’ici à la fin de l’année ou au plus tard en mars 2026. Le jour de notre bouclage, ils étaient encore dans l’incertitude.
Les conduites de troupeaux chamboulées
« Sa reconduction en l’état est cruciale pour tous les éleveurs irlandais », juge John O’Brien, éleveur dans le sud-ouest de l’île.
Pour en bénéficier, ils doivent en faire la demande chaque année. « 70 % de nos 2 450 adhérents le font, indique Pat Clancy, président de Dairygold. Moins intensifs, les 30 % restants n’en ont pas besoin. » Les producteurs commencent seulement à digérer le durcissement de la nouvelle dérogation, mise en œuvre progressivement depuis 2023.
Une mesure bouleverse en particulier leur conduite : l’excrétion azotée des vaches à partir de trois niveaux de production (moins de 4 500 kg à plus de 6 500 kg) et de quatre teneurs protéiques des concentrés. Les valeurs s’étalent entre 76 et 106 kg rejetés/vache/an. Même si le niveau laitier intermédiaire, large (4 500 kg-6 500 kg), donne de la marge de manœuvre, cela oblige les éleveurs à faire du cousu main. Certains réussissent à agrandir leur surface. D’autres en libèrent par la délégation de l’élevage des génisses. Sinon, à surface constante, ils doivent arbitrer entre le nombre de vaches, leur production et le type de concentrés pour s’adapter à la conjoncture du moment.
Le lobby laitier très actif
Pour la filière laitière irlandaise, la suppression pure et simple de la dérogation pour un retour aux 170 kg/ha d’azote organique n’est pas pensable. « Ce serait la fin de notre système de pâturage, qui démontre ses bienfaits sur le bien-être animal et la préservation des eaux d’une contamination aux pesticides », soupire Tom Dunne, président de la branche Irlande du réseau European Dairy Farmers (et tous les deux mois dans notre rubrique « Chez Vous »). « L’abaissement du chargement animal contribue également à réduire le nombre total de vaches laitières. Il a un effet indirect qui n’est pas clairement affiché : la diminution de l’empreinte carbone du secteur laitier, important dans l’économie irlandaise, au profit d’autres secteurs », considère-t-il. L’agriculture est estimée responsable de 38 % des émissions nationales (21 % en France), dont près de deux tiers par le méthane entérique des ruminants.
Le lobby laitier irlandais s’active pour défendre son modèle à Bruxelles. Une délégation de dix présidents de coopératives s’y est déplacée cet été. Visiblement le message a été entendu. En visite le 7 novembre, la commissaire européenne à l’Environnement, Jessika Roswall, a reconnu, au micro du média RTE, que « beaucoup a déjà été fait, mais il faut faire plus. La qualité de l’eau est globalement bonne et même meilleure que dans certaines régions d’Europe. Pour autant, il y a encore des challenges à relever dans quelques endroits du pays. » Cela passera-t-il par un nouvel abaissement du plafond de l’azote organique ou, par exemple, par une grille plus dure d’excrétions azotées des laitières ? Dans les deux cas, le potentiel laitier irlandais en serait affecté. La Commission ne vise pas les seuls nitrates, mais aussi le bon état global de l’eau via la directive-cadre sur l’eau.
Une capacité montée à 9 milliards de kilos de lait
Malgré le durcissement de la dérogation en 2022, les Irlandais ont réussi l’exploit de maintenir leur collecte depuis 2020. Elle est en moyenne de 8,8 milliards de kilos, avec des variations selon les conditions météorologiques. Les 9,02 milliards de kilos en 2022 sont le maximum atteint en quinze ans d’ambition laitière et sans doute l’expression du potentiel du pays. Même si les coûts de production ont augmenté de 40 % à 45 % depuis le début de la guerre en Ukraine, les prix moyens du lait, entre 450 et 575 €/1 000 l, incitent les producteurs à poursuivre l’activité et, pour certains d’entre eux, à différer leur départ à la retraite. Le nombre d’exploitations spécialisées reste stable, au-dessus des 15 000 sur un total de 17 000, mais avec une taille des troupeaux qui progresse.
Le vital renouvellement des générations
Selon le centre de recherche et de conseils Teagasc, 72 % ont aujourd’hui plus de 100 vaches, les plus forts agrandissements ayant eu lieu ailleurs que dans le sud-ouest, qui est la principale région laitière irlandaise. « La moyenne d’âge est de 57 ans. C’est un problème, souligne Laurence Shalloo, le monsieur économie laitière de Teagasc. Le renouvellement des générations est vital pour le secteur. » Il espère que les revenus élevés dégagés encourageront les enfants d’éleveurs à reprendre la ferme familiale, et les producteurs de viande et les céréaliers à se convertir au lait. « Le résultat 2025 avant rémunération du travail et du capital foncier est estimé à 140 000 €, contre 22 000 € à 41 000 € pour les autres productions [NDLR : souvent double actifs]. » La filière laitière a à peine enregistré une centaine de conversions en dix ans. « Il y en aura plus à l’avenir », veut-il croire.
Sans compter l’agrandissement des fermes grâce à la restructuration démographique qui concerne plutôt les petits élevages. « Notre collecte devrait rester stable ces deux à trois prochaines années, estime de son côté Pat Clancy. Mais le renouvellement des générations nous préoccupe. Nous avons créé un service spécifique. » Dairygold a investi pour une capacité de 1,6 à 1,7 milliard de litres, mais il plafonne à 1,4 milliard. Elle n’est pas la seule. « La surcapacité industrielle irlandaise est de 10 % », jauge Laurence Shalloo. Certains éleveurs anticipent déjà une tension sur la ressource laitière. Si d’aventure la stratégie ou le prix du lait de leur coopérative ne les satisfaisait pas, ils se disent prêts à changer de crémerie.
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